Érotique le melon ? Pas vraiment. Jusqu’au jour où vous regardez une vidéo de Stéphanie Sarley, l’inventrice du fruit porn. Une exposition à Berlin pose la question de savoir comment les choses les plus anodines peuvent devenir des “agents de l’amour”.
«Qu’est-ce qui rend une chose érotique ?» Pour répondre à cette question, le Musée des Choses de Berlin aligne côte à côte des coquillages, des téléphones, des pâtisseries, des casse-noisettes, des théières, des isolateurs électriques et des sextoys dont les formes finissent par s’entremêler. Fondée sur la suggestion, l’exposition n’explique rien, ne dit rien. Elle se contente de lier des objets par formes, suivant le fil d’affinités secrètes qui finissent par se déployer au-delà même de l’exposition. Quand vous sortez du Musée, vos regards ne se posent plus sur le monde avec la même innocence. Vous voyez des seins cachés dans le mobilier urbain. Des clitoris sur les pneus de voiture. Des glands dans les lampadaires. Et puis surtout, vous n’arrivez plus à regarder les fruits en face. La faute aux vidéos de Stéphanie Sarley.
Profession : faire jouir des fruits
L’Américaine Stéphanie Sarley est désignée comme l’inventrice du Fruit porn. Bien qu’elle ne soit pas la première à exploiter le potentiel érotique des fruits, elle le fait si efficacement qu’il est impossible de résister à leur pouvoir de suggestion. Sous ses doigts qui caressent d’abord le fruit coupé en deux, puis qui le font juter (deux doigts pénètrent), la pulpe écrasée, filmée en gros plan, donne l’impression palpable d’une jouissance. Ces vidéos qui durent à peine 20 secondes, réaliséesavec un smartphone, exercent une puissance de trouble telle que le compte Instagram de l’artiste a été supprimé plusieurs fois de suite. « La première vidéo, je l’ai faite sur une impulsion. “Doigtons cette orange sanguine” ». Stéphanie poste la vidéo fin 2015. Son compte Instagram est désactivé pour obscénité. Pourtant l’image ne montre rien d’«inapproprié»… si l’on s’en tient à la définition stricte du mot sur la page qui définit les règles de la communauté.
Attention : ces vidéos ne sont pas explicites mais pire
«J’avais l’habitude d’avoir des problèmes avec Instagram parce qu’avant je postais des dessins de vulve , explique Stéphanie. J’avais d’ailleurs déposé une contestation au Better Business Bureau. Mais quand ma vidéo de fruit a été censurée, j’étais tout de même étonnée. » Elle alerte la presse pour qu’Instagram en réponde publiquement. Suite aux pressions, le compte de l’artiste est rétabli. Instagram reconnaît ses torts : un fruit n’est pas une vulve. Bien qu’une vidéo de fruit qui jute n’ait rien à voir –techniquement– avec une vidéo obscène, des internautes qui s’estiment choqués demandent régulièrement que le compte soit désactivé. Ces vidéos sont bien plus dérangeantes que n’importe quelle image dite «explicite». Stéphanie s’en amuse. Il est arrivé que les plaintes portent. Mais la direction d’Instagram veille au grain : Stéphanie Sarley est maintenant devenue trop connue pour que son compte reste censuré trop longtemps.
Mais Seigneur, ce ne sont que quelques fruits…
En bonne stratège, l’artiste affirme d’ailleurs volontiers que cette censure frappe le corps de la femme. Toute la presse féminine est derrière elle. Elle compte 295 000 followers. Elle est maintenant exposée à Berlin (en attendant d’autres villes) comme celle qui «ose» mettre en scène la sexualité féminine… Ce qui est tout de même paradoxal si on considère froidement les choses. Fraise, kiwi, goyave, pamplemousse : ce ne sont que des fruits. Jusqu’à ce que Stéphanie les touche, en tout cas. Tout l’intérêt de l’exposition se trouve là, dans la mise en évidence du pouvoir de l’analogie. Il y a des artistes qui affectent le monde avec leurs émotions. Rien ne se propage plus facilement. Rien ne semble plus instinctif que la tendance à projeter de l’humain sur les choses, à leur attribuer des émotions ou frissons. Quelles que soient ces choses. Prenez les chaussettes de sport, par exemple. Ou les baskets usées.
Le bleu de travail est-il érotique ?
Même les choses sales, voire dégoutantes, peuvent devenir des «agents de l’amour» (pour citer Magnus Hirschfeld, précurseur de la sexologie). L’exposition du Musée des Choses en fait la démonstration saisissante avec l’installation de l’artiste français Marc Martin : un vestiaire masculin. « Des vieux casiers collectifs originaux, des vrais bancs usés par des années de passage. Je les ai récupérés dans une usine désaffectée datant des années 1960. Le matériel est authentique. Dans un casier, j’ai recréé l’univers d’un ouvrier du bâtiment, avec ses bottes en caoutchouc, son casque et son marcel taché. Dans l’autre casier, une accumulation de baskets. J’avais écrit sur mon site que je recherchais des paires, les plus usées possibles, et j’en ai reçues des tas en quelques jours à peine. En les entassant, les odeurs, les couleurs se sont mélangées et ont donné aux murs fraichement peints du musée, un caractère vivant. Ca sentait la vie, soudain. »
Des baskets qui prennent vie…
Depuis plus de 15 ans, le français Marc Martin explore l’érotisme latent des objets associés au travail manuel. Il photographie des ouvriers à la dérobée. Il transforme les panneaux de chantier en objets de désir avec un talent tel qu’il en est contagieux. Il y a donc l’avant exposition et l’après. Avant, vous étiez quelqu’un de normal. Les fruits étaient des aliments. Les baskets étaient des chaussures. Après, vous êtes devenu ce qu’il est convenu d’appeler un-e fétichiste, suivant une terminologie absurde datant du XIXe siècle. Etant donné que nous sommes tous capables d’érotiser les objets, et que n’importe quelle chose, caressée de façon suggestive, nous induit immédiatement à la voir comme érotique, est-il encore pertinent d’utiliser ce mot ? Si tout le monde est fétichiste, ainsi que l’exposition le démontre, alors personne ne l’est. La conclusion s’impose d’elle-même.
.
EXPOSITION L’érotisme des choses, au Musée des Choses : Oranienstraße 25, 10999 Berlin, Allemagne. Jusqu’au 27 août 2018.
NOTE : Le melon n’est pas un fruit, mais on me pardonnera le raccourci opéré dans l’article où je ramène toutes les plantes touchées par Stéphanie à des fruits.
.