Tapez «scandale de l’art» sur Google : depuis les nudités du Jugement dernier (Michel-Ange) jusqu’au «plug anal» géant de Mc Carthy, il n’est question que d’obscénités. L’art contemporain, notamment, semble se faire une spécialité des provocations sexuelles. Pourquoi ?
Ainsi qu’en témoigne le film palme d’or de Cannes, l’expression «art contemporain» suscite généralement des réflexions négatives : on vous parle de Piss Christ, un crucifix immergé dans l’urine et le sang (Andres Serrano, 1987), de Cloaca, la machine à caca (Wil Delvoye, 2000), du doigt d’honneur en marbre de 11 mètres de haut intitulé L.O.V.E (Maurizio Cattelan, 2010) ou encore des photos «pornos» de Jeff Koons et sa femme la Cicciolina (2008). L’énumération s’accompagne parfois d’une réflexion ironique sur cette manie des artistes à vouloir concurrencer Duchamp, mais en vain : lorsque, en 1917, Marcel Duchamp achète un urinoir pour en faire un oeuvre d’art, qu’il signe au pinceau (du nom de «R. Mutt») et qu’il nomme Fontaine, il place d’emblée la barre très haut… «Le chiotte chef d’oeuvre de l’artest un oxymoron», explique Alain Boton. Autrement dit : quelque chose d’aussi absurde qu’une «obscure clarté». Auteur de Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), Alain Boton signe dans le dernier numéro de la Revue du Mauss (Religion, le retour ?), un article éclairant sur ce qu’est l’art contemporain au regard des religions. Intitulé L’Eros mimétique mis à nu par ses célibataires mêmes, cet article présente la grande vertu de n’être ni pour ni contre l’art contemporain, mais au-dessus de la mêlée, à une hauteur telle qu’on se sent brusquement beaucoup plus intelligent. Ca fait du bien.
Pourquoi l’urinoir de Duchamp symbolise-t-il l’art contemporain ?
Partant du principe que ce qu’il appelle l’art moderne-contemporain commence vers 1850, Alain Boton entame ainsi son raisonnement : «Il est un motif qui façonne directement ou indirectement une grande partie des objets culturels que les modernes ont créé depuis 1850 à nos jours. C’est le motif : refusé par les uns donc réhabilité par les autres. Il est le moteur de l’art dit d’avant-garde.» Pour Alain Boton, il est significatif que les oeuvres d’art, à partir du XIXe siècle, soient d’autant plus célèbres qu’elles ont été conspuées au début. Leur destin, d’une certaine manière, se rapproche de celui des martyrs : sacrifiés par les uns, sacralisés par les autres. Ce mécanisme s’enclenche au XIXe siècle. Mais le premier artiste à en prendre conscience c’est Duchamp. Aux prémisses de sa découverte, il y a un scandale. En 1912, Marcel Duchamp se fait refuser un tableau au Salon des indépendants. L’année suivante, ce même tableau est exposé à New York lors de l’Armory Show, un événement mythique puisqu’il se donne pour but de faire connaître les avant-gardes européennes aux Etats-unis. L’exposition va de Corot à Picabia, en passant par Courbet, Gauguin, Munch ou Picasso, soit plus de mille oeuvres hautement séditieuses, parmi lesquelles celle de Duchamp suscite les réactions de rejet les plus violentes.
Scandale, stupeur et horripilement
Philippe Dagen raconte : «L’ex-président Theodore Roosevelt déclare sa désapprobation. La presse dénonce une opération au mieux immorale, au pire anarchiste - accusation sérieuse dans le contexte de l’époque. Ces articles font venir à l’Armory Show près de 300 000 visiteurs, dans une ambiance énervée. Parmi les œuvres qui cristallisent la colère, la palme revient au Nu descendant l’escalier n° 2, de Marcel Duchamp, qui avait été déjà écarté du Salon des indépendants de Paris l’année précédente. Pour le décrire, on parle d’une «explosion dans une fabrique de tuiles» et les caricaturistes ne sont pas en reste.» Le scandale, cependant, fait la gloire de Duchamp : à sa très grande surprise, le voilà invité à des cocktails mondains, prétextes pour l’élite new-yorkaise de se démarquer de la foule outragée des culs-terreux. Duchamp, alors, «découvre ou croit découvrir dans l’art moderne tel qu’il s’est développé depuis le milieu du XIXe siècle une constante. Une constante qui lui semble si déterminante qu’il le nommera la loi de la pesanteur.» Cette loi peut être résumée ainsi : «Pour qu’un objet créé par un artiste devienne un chef-d’œuvre de l’art, il faut qu’il soit d’abord refusé par une majorité scandalisée de telle sorte qu’une minorité agissante puisse trouver un gain en termes d’amour-propre à réhabiliter l’artiste et son œuvre et ainsi se différencier des «autres»».
Quoi de plus contradictoire avec la notion de chef d’oeuvre qu’un… ?
Pour vérifier la justesse de cette loi, Marcel Duchamp décide de la mettre à l’épreuve du réel. Le principe est le suivant : n’importe quel objet peut devenir un «chef d’oeuvre de l’art» s’il commence sa carrière par un refus ostensible. Marcel Duchamp choisit donc un objet totalement inadéquat pour devenir un chef d’oeuvre de l’art. «Un urinoir», explique Alain Boton. Après quoi, Marcel Duchamp attend «l’occasion de présenter cet urinoir dans les bonnes conditions, c’est-à-dire de telle sorte que son urinoir soit refusé. L’occasion se présentera en 1917 à New York lors d’une grande exposition appelé The Big Show.» Son urinoir, comme il s’y attendait, est refusé. La presse fait écho à l’affaire. S’agit-il d’un canular ? D’une mauvaise plaisanterie ? Ou d’une révolution de l’art ? Plusieurs décennies passent. L’urinoir (qui, entre-temps a disparu et dont Duchamp fournit plusieurs répliques «certifiées») devient «l’oeuvre la plus controversée de l’art du XX siècle» (Wikipedia). Lors de son inauguration sous les huées, en février 1977, le centre Pompidou présente une grande rétrospective Marcel Duchamp dont l’urinoir occupe la part centrale. L’art moderne et contemporain devient alors le champ par excellence de la guerre du bon goût. Chacun y va de son argument. Duchamp triomphe. Il avait donc raison !?
L’expérience n’est concluante que si les intentions sont cachées aux cobayes
Pour Alain Boton, il est vital de comprendre que Duchamp n’est pas un artiste mais un chercheur en sciences humaines. Ses «créations» ne sont pas des oeuvres, mais des expériences. Avec l’urinoir, Duchamp veut vérifier une théorie sur le fonctionnement de la société occidentale contemporaine. «Pour bien montrer que c’est dans une véritable expérience qu’il se lance et pas dans une provocation, il va se tenir au plus près de la méthode de la science expérimentale qui commence toujours par la mise au point d’un protocole (1), le problème étant pour lui de garder ce protocole secret. En effet s’il venait à être connu, les comportements des milliers d’intervenants seraient définitivement biaisés et l’expérience annulée. Pour autant, il faut qu’en fin de parcours ce protocole apparaisse de telle sorte qu’on prenne acte de cette expérience et de son résultat.» Son protocole doit rester secret pour ne pas fausser l’expérience. En même temps, il doit être lisible à la fin de l’expérience, c’est-à-dire une fois l’urinoir devenu chef d’oeuvre de l’art. «Pour concilier ces deux paramètres – cacher à ses contemporains et dévoiler la découverte aux générations futures–il créera La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, qu’on nomme aussi Le Grand Verre. Ce tableau, associé aux notes qui le décrivent, plus d’une centaine de pages, est le schémas fonctionnel du monde de l’art : il décrit par quels mécanismes psychologiques et sociologiques une pissotière accède à la postérité.»
Marcel Duchamp aurait «codé» son protocole dans Le Grand Verre
Fier d’être celui qui, le premier, a découvert le pot aux roses, Alain Boton affirme qu’il a totalement décrypté La mariée mise à nu. La mariée, c’est notre société, dit-il, dont le moteur est le désir d’être unique. Dans notre société, dominée par l’impératif d’originalité et d’innovation, les individus sont tenus de se démarquer et pour cela tous les moyens sont bons : afficher une sexualité «différente», par exemple. Se distinguer par les vêtements. Ou prétendre qu’on aime ce que les autres trouvent vulgaire. «Ainsi si aujourd’hui encore il est courant de penser que le désir d’innovation des artistes est la cause motrice de l’évolution de l’art moderne, et si les scandales sont considérés comme des conséquences inévitables dues au conformisme de la masse, Duchamp par son expérience montre que c’est l’inverse : le refus scandalisé par les uns (qui conditionne la réhabilitation par les autres) est la cause de cette évolution et l’innovation la conséquence.» Pour le dire plus clairement : les objets d’art n’ont aucune valeur intrinsèque. Leur valeur dérive de leur capacité à susciter un débat. Ce sont des objets prétexte à disputes. L’art, dans ce contexte de compétition, n’est qu’un «espace de lutte identitaire où chacun se positionne par rapport à l’autre. Notamment par l’indignation.» Certains s’indignent que Versailles accueille une exposition de Murakami. D’autres s’indignent que Murakami soit calomnié. L’oeuvre de Murakami n’est que le miroir où se mirent les uns et les autres.
Dégoûts et des couleurs : Be yourself, express yourself, etc
«Le processus d’art moderne a pour principale fonction, pour ne pas dire pour seule fonction, de nous permettre de mettre en action nos jugements de goût afin de nous différencier.» Que les jugements ou l’oeuvre soient intéressants ne change rien à l’affaire. L’art n’est qu’un terrain de bataille discursif, chacun s’employant à défendre une oeuvre qui, en miroir, lui renvoie de lui-même une image valorisante : celle d’un être qui se distingue des autres. Voilà pourquoi les oeuvres d’art ont tout intérêt à faire scandale. Mais, même aujourd’hui alors que «le rôle dynamique du scandale dans l’art avant-gardiste est connu et reconnu», on continue de croire qu’il faut défendre des artistes parce qu’ils sont «lapidés» par l’opinion publique ou «bannis» par leur gouvernement. Alors qu’en réalité, ces oeuvres sont juste des éléments constitutifs de notre identité, identité que nous construisons en les défendant ou en les attaquant… Bien que l’enjeu de ces débats ne soient ni les oeuvres, ni les artistes, mais tout simplement notre amour-propre, il serait cependant inadéquat de s’en moquer. Duchamp lui-même n’avait probablement pas d’autre but que dévoiler la mécanique de notre système social lorsqu’il a «créé» l’urinoir. Le résultat de son expérience, bien sûr, est vexant. Nous, les modernes, nous sommes donc capables par amour-propre de contempler un urinoir au Musée ?
Le processus logique de l’art : une machine qui tourne à vide
Dès 1913, à peine âgé de 26 ans, Marcel Duchamp avait déjà prévu deux choses concernant notre société. Premièrement qu’elle canoniserait un urinoir (comme les chrétiens ont divinisé un SDF). Deuxièmement, que cette logique exponentielle (basée sur le désir de différenciation) amènerait fatalement notre société à la crise que nous traversons en matière d’art, mais aussi de pensée et de croyance. A quoi bon s’illusionner ? Ainsi que l’explique Alain Boton, en termes drôlatiques, Marcel Duchamp a «vu avant les autres que le processus mécanique de rupture ne pouvait qu’amener une crise prévisible. Dans une démarche très socratique ou très aïkido, il n’aura fait que canaliser ce processus vers une aberration visible, un chiotte au firmament de l’art d’une époque.» En 1992, Nathalie Heinich, avait déjà –dans La Gloire de Van Gogh, Essai d’anthropologie de l’admiration– postulé que l’objet d’art n’était qu’un moyen de se démarquer des autres. En 1998, Pierre Bourdieu l’avait à son tour noté dans Les Règles de l’art : les oeuvres sont des prétextes qui nous permettent de nous livrer à la seule activité qui nous motive vraiment, la seule activité qui sous-tend toute l’agitation du monde moderne, à savoir la recherche individuelle d’une identité différenciée. Et maintenant ? Nous sommes, en 2017, toujours accros à cette forme d’addiction qu’est le fait de prendre parti pour/contre une oeuvre. La présence dans l’oeuvre d’urine ou de sperme donne, semble-t-il, au jeu plus d’attrait.
L’art contemporain et l’illusion narcissique
L’expérience de Duchamp démontre «les capacités extraordinairement hallucinogènes de l’amour-propre dans le jugement de goût, capable de remplir un urinoir de toutes sortes de qualités, toutes plus raffinées les unes que les autres». Il serait peut-être temps d’ouvrir les yeux… Si l’oeuvre de Duchamp a quelque chose à nous apprendre, maintenant, c’est d’en finir avec les faux débats et prendre un peu de hauteur par rapport à ce qui motive nos «indignations»… «J’insiste sur le fait que c’est uniquement en situant les intentions de Duchamp au niveau spirituel élevé qu’est l’ironie socratique qu’on peut tirer bénéfice de son expérimentation, conclue Alain Boton (lors d’une conférence en ligne ici). L’ironisme d’affirmation comme Duchamp appelait sa méthode n’a pas pour but la dénonciation du snobisme des autres, mais de permettre à l’homme moderne de se comprendre lui-même.» Autrement dit : regardez-vous dans l’urinoir. Que voyez-vous ? Et si c’était le désir éperdu d’être comme lui, un objet manufacturé mais unique ?
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A LIRE : L’Eros mimétique mis à nu par ses célibataires mêmes, d’Alain Boton, dans Revue du MAUSS, n° 49, « Religion. Le retour ? Entre violence, marché et politique », dirigé par Alain Caillé, Philippe Chanial et François Gauthier, 2017, Paris, La Découverte.
A LIRE AUSSI :
Marcel Duchamp par lui-même (ou presque), d’Alain Boton, Editions Fage, 2013.
Eloge de la futilité, d’Alain Boton, Journal des anthropologues, 2014.
Marcel Duchamp, artiste ou anthropologue ?, d’Alain Boton, dans Revue du MAUSS, 2011.
Les Règles de l’art, de Pierre Bourdieu Paris, Seuil, coll. Sciences humaines, 1998.
La Gloire de Van Gogh, Essai d’anthropologie de l’admiration, de Nathalie Heinich, Paris, Minuit, 1992.
NOTE (1) Protocole : «étant donnés ceci-cela, si je fais ci et ça, il devra se passer et ça». Si la prédiction se révèle exacte cela valide la théorie.
ILLUSTRATION :Philip Colbert with Marcel Duchamp#asamuse . Marcel Duchamp, Fountain, 1917, porcelain. Philip Colbert for The Rodnik Band.